Barcelone : la Fábrica de Ricardo Bofill
Si comme moi vous vous intéressez à l'architecture, vous avez sûrement déjà entendu parler de Ricardo Bofill, le célèbre architecte catalan. Mais connaissez-vous la Fábrica, l'extraordinaire lieu où il vit et travaille depuis les années 1970 ? Située près de Barcelone, elle occupe une place particulière dans l'architecture catalane, entre mémoire et futur.
Le maître Bofill
Né en 1939 en Catalogne, Ricardo Bofill Leví est l'un des plus célèbres architectes espagnols. Il étudie d'abord à l'école d'architecture de Barcelone mais en est renvoyé pour raisons politiques et finit son cursus à Genève. En 1963, alors qu'il n'a que 24 ans, il crée son cabinet d'architecte : le Ricardo Bofill Taller de Arquitectura (alias le RBTA). À cette époque, il appartient à la "Gauche divine", un groupe informel d'intellectuels (écrivains, sociologues, artistes...) qui font de la Barcelone des Sixties un "lieu de fêtes, de luttes et d'intense création" (1). Si ses premières œuvres s'appuient sur l'architecture vernaculaire, il s'en démarque vite et imagine des espaces qui défient les normes sociales, culturelles et architecturales. Ainsi, au tout début des années 1970, le RBTA donne le jour à l'immense et étrange résidence Walden 7 (photo ci-dessous) et aux complexes Muralla roja et Xanadú (photo suivante : la Muralla roja à gauche et Xanadú, tout vert, à droite ).
Les réalisations et projets s’enchaînent et soulignent la perpétuelle inventivité du RBTA. Le nom de Ricardo Bofill devient indissociable de l'architecture contemporaine locale mais aussi de l'architecture internationale. Non sans vagues : souvent considéré comme audacieux, voire radical, son travail donne parfois lieu à des polémiques.
La Fábrica
Petit retour en arrière : à la fin des années 1960, la cimenterie de Sant Just Desvern, localité située à 10 km à l'ouest de Barcelone, ferme ses portes. L'immense site, ses dizaines de silos gigantesques, sa haute cheminée, ses 4 km de souterrains et ses salles des machines n'attirent ni les projets ni les repreneurs. Le lieu impressionne...
Seul l'œil d'un visionnaire peut voir là une belle opportunité. Ricardo Bofill découvre le site, s'y projette et annonce que "l'horrible [peut] être transformé en beau". Dans ce lieu composé d'une juxtaposition d'éléments construits au fil des besoins, sans visée esthétique, le Brutalisme, le Surréalisme et l'Abstraction sont pourtant présents. Ricardo Bofill le perçoit. Il décide de s'emparer de cette fábrica ("usine" en espagnol), d'y installer son cabinet d'architecture mais aussi sa résidence personnelle.
(Dé)construire
Les travaux de transformation de l'ancienne cimenterie commence vers 1973 et s'étendent sur de nombreuses années. Les 18 premiers mois sont consacrés à la destruction : il s'agit de ne garder que l'essentiel et de faire ressortir les espaces et formes cachés. Seul 40 % de l'usine est conservé. Les silos pleins de ciment sont vidés et les lieux nettoyés. On perce des portes et des fenêtres. Vient le moment des plantations : les végétaux et la pelouse prennent possession en beauté de l'ancienne usine.
Le RBTA et Ricardo Bofill lui-même peuvent enfin s'installer. Le minimalisme domine cette installation : les aménagements sont simples, les matériaux économiques... Pour Bofill, le luxe n'a pas d'intérêt, tout du moins le luxe ostentatoire. À la Fábrica, c'est l'espace et le mode de vie qui sont luxueux, ainsi que le choix de certains éléments de décoration intérieure (souvent des classiques intemporels du design international).
La Fábrica : un "hybride entre mémoire et futur"
Ici la maison traditionnelle n'existe pas, formes et fonctions sont dissociées à l'inverse de loisirs et travail qui sont eux indissociables. L'endroit est empreint d'une certaine religiosité, un peu comme un monastère, calme, apaisant mais aussi fermé et austère. Bofill affirme que cet univers fermé le protège du monde extérieur et que pour apprécier la vie ici, il faut une forte personnalité.
La Fábrica couvre plus de 5000 m2 (plus les jardins) et se divise en grands espaces (le mot "pièce" ne convient pas ici) :
Le "Studio" : les anciens silos ont été percés de fenêtres et accueillent, sur quatre étages, différents espaces dont le bureau de Ricardo Bofill, un lieu minimaliste et ascétique.
La "Cathédrale" : sous ce nom se cache une salle de conférence et d'exposition à l'esthétique industrielle où la hauteur de plafond est de 10 mètres et les murs sont de ciment brut légèrement oxydé. On voit encore le bas des silos, devenus éléments du quotidien et traces de la mémoire industrielle du lieu.
La "Residencia" : Ricardo Bofill est un nomade mais la Fábrica est son point d'ancrage. J'adore le grand salon de la partie privée : un immense cube, très lumineux, "domestique, monumental, brutaliste et conceptuel". Sa beauté et sa forte identité (cf. photo ci-dessous) semblent intemporelles. S'ajoute d'autres espaces dont une cuisine-salle à manger et la "salle rose" avec sa belle table en marbre rouge d'Alicante et ses rééditions de chaises d'Antonio Gaudí.
Les souterrains : ils accueillent l'atelier des maquettes et les archives.
Les jardins : gazon, eucalyptus, palmiers, oliviers, plantes grimpantes... font de l'ancienne usine une sorte de "ruine romantique". La Fábrica est un lieu éternellement inachevé où l'expérimentation continuelle est de mise.
Aujourd'hui
Aujourd'hui, le RBTA est composé d'architectes, d'urbanistes, de designers de près de 20 nationalités différentes. Le cabinet peut s'enorgueillir de plus de 1000 projets dans 40 pays. Ces dernières années, il a imaginé des bâtiments de grande envergure comme le siège social de Cartier à Paris, l'hôtel W à Barcelone, le Terminal 1 de l'aéroport de Barcelone, le nouvel aéroport de Qingdao en Chine... Toujours au plus proche de l'architecture actuelle et toujours pluridisciplinaire, le RBTA n'en reste pas moins fidèle à son idéologie de départ en faveur d'un urbanisme intégrant culture urbaine, nature et Histoire. L'architecte catalan fêtera bientôt ses 80 ans mais est toujours actif et créatif. La Fábrica reste une de ses œuvres majeures, une cathédrale dédiée à l'architecture dont les fondations plongent dans l'histoire de la Catalogne !
Bon à savoir
→ La Fábrica n'est pas ouverte au public. Des visites y sont parfois organisées mais essentiellement pour des professionnels.
→ On peut l'observer en prenant de la hauteur : le restaurant voisin, El Mirador de Sant Just, situé dans l'ancienne cheminée de la cimenterie, à 30 m du sol, permet de monter à son extrémité pour profiter d'une merveilleuse vue à 360° (gratuit pour les clients, sinon 5 €/p.).
→ Pour goûter à l'ambiance si particulière de la Fábrica, vous pouvez regarder cette courte mais très belle vidéo.
→ (1) Si l'époque de la "Gauche divine" et l'atmosphère de l'Espagne des années 60 vous intéressent, je vous conseille un roman devenu un classique de la littérature espagnole : Teresa l'après-midi écrit par Juan Marsé en 1966.
Article écrit dans le cadre d'un partenariat
Photos : Ricardo Bofill Taller de Arquitectura (sauf photo n°6 : Till F.Teenck)